Dans la première partie de cette série, nous avons vu comment la logique floue permet de dépasser les seuils rigides en attribuant à chaque entité spatiale un degré d’appartenance compris entre 0 et 1.
Nous avons exploré plusieurs fonctions d’appartenance, de la linéaire simple à la gaussienne, pour traduire une variable brute en un indicateur flou.

Mais une carte floue, seule, ne suffit pas toujours.
En analyse spatiale, on souhaite souvent croiser plusieurs critères : par exemple, combiner l’accessibilité à l’eau potable, la pente du terrain et la densité de végétation pour identifier les zones favorables à un aménagement.
C’est ici qu’intervient l’agrégation floue — une étape clé qui permet de fusionner plusieurs couches d’information tout en conservant la nuance des degrés d’appartenance.
Dans cet article, nous verrons :
- les grands principes de l’agrégation floue,
- les principales fonctions d’agrégation (min, max, moyenne, t-normes, etc.),
- et comment elles s’appliquent concrètement dans un SIG.
Introduction
Imaginons que l’on dispose d’un ensemble Ω d’objets à classer en fonction d’un certain nombre de critères C.
Le nombre d’objets est limité et, pour chaque critère, les valeurs possibles sont clairement identifiables.
Pour simplifier, on peut voir chaque objectif comme un “filtre flou” qui définit quelles valeurs d’un critère sont jugées acceptables. Autrement dit, chaque objectif impose un certain ordre de préférence sur l’ensemble Ω.
Dans notre étude, Ω représente tous les pixels de la zone que l’on souhaite analyser afin d’évaluer leur potentiel pour accueillir des sites d’élevage aquacole.
Les critères C correspondent aux couches de données disponibles : bathymétrie, pente, nature du substrat, productivité, etc.
Chaque couche prend des valeurs simples à interpréter : favorable, peu favorable, défavorable, etc.
Pour chacune de ces couches, on fixe un objectif.
Par exemple :
- pour la bathymétrie → “au moins favorable”
- pour la productivité → “au moins peu favorable”
En pratique, l’objectif correspond au sous-ensemble de valeurs acceptées pour ce critère.
Enfin, nous faisons l’hypothèse que, pour chaque couche, il est possible de classer l’ensemble des pixels selon cet objectif — autrement dit, on sait déterminer pour chaque pixel la valeur exacte correspondant à la couche.
Principe de l’approche
Pour chaque critère (ou couche d’information), l’objectif fixé est décrit sous forme d’ensemble flou.
- Les valeurs des pixels situées dans le noyau sont parfaitement compatibles avec l’objectif.
- Celles qui se trouvent en dehors du support sont totalement incompatibles.
Par exemple, si l’on utilise seulement deux catégories (favorable et défavorable), la bathymétrie pourra être représentée ainsi :

Figure 1 – Représentation floue du critère “bathymétrie” avec deux degrés de satisfaction
En réalité, il est rarement possible d’estimer avec exactitude une fonction mathématique qui relie la profondeur à l’adéquation d’un site pour l’élevage d’huîtres.
En revanche, la forme de la courbe floue permet de traduire les préférences ou le comportement du décideur.
C’est pourquoi, au lieu de se limiter à deux niveaux, on utilise souvent une échelle discrète de 5 à 7 niveaux, ce qui correspond à la finesse de perception généralement admise.
Une méthode simple consiste à exprimer ces niveaux de compatibilité en langage naturel (très bien, bien, assez bien, etc.), puis à les convertir en valeurs numériques normalisées entre 0 et 1, comme dans le tableau suivant :
Appréciation linguistique | Compatibilité objectif-conséquence | Valeur numérique [0,1] | Code ordinal |
Très bien | Totalement compatible | 1,00 | A |
Bien | Plutôt compatible | 0,75 | B |
Assez bien | Moyennement compatible | 0,50 | C |
Médiocre | Faiblement compatible | 0,25 | D |
Très mauvais | Incompatible | 0,00 | E |
Table 1 – Conventions d’expression des niveaux de compatibilité des objectifs
L’intérêt de représenter un critère par un intervalle flou est que l’on obtient une description à la fois plus souple et plus riche.
Le décideur n’a pas à choisir entre une vision pessimiste (bornes larges) ou optimiste (bornes serrées) :
- le support de l’ensemble flou correspond à l’intervalle pessimiste,
- le noyau correspond à l’intervalle optimiste.
Par exemple :
Si l’on considère qu’il est impossible d’élever des huîtres à moins de 4 m de profondeur ou au-delà de 25 m, mais que les conditions idéales se situent entre 8 m et 12 m, on obtient l’objectif suivant :

Figure 2 – Représentation floue du critère “bathymétrie” avec cinq degrés de satisfaction
L’agrégation de critères
Procédure de détermination de l’opération d’agrégation.
Dans le cas d’agrégation de deux objectifs il existe une procédure simple pour déterminer le type d’opération à effectuer. Elle consiste à proposer au décideur trois situations type et lui demander de les évaluer A partir des trois réponses données on recherche dans un catalogue de fonctions celle qui correspond le mieux aux souhaits du décideur.
Les trois situations type (Si, S2, S3) sont choisies en fonction des deux critères(C1, C2) de manière que:
- – S1 soit incompatible (Note E ou 0) avec C1, mais totalement compatible (note A ou 1) avec C2;
- – S2 soit moyennement compatible (note C ou 0.5) avec les deux objectifs C1 et C2;
- – S3 soit moyennement compatible (note C ou 0.5) avec C1 et totalement compatible(note A ou 1) avec C2.
On obtient trois réponses (R1, R2, R3) à partir desquelles on cherche l’opération d’agrégation.
On considère d’abord le cas d’une paire de critères, puis on étudie la généralisation au cas de n critères où n>2.
Deux situations sont à étudier:
- a) deux critères d’égale importance;
- b) deux critères d’importance inégale.
A)Critères d’égale importance.
Deux critères d’égale importance peuvent être croisés selon le principe de tout ou rien ou alors en introduisant des nuances. Le principe de tout ou rien exclut tout compromis entre les deux critères et se traduit par deux opérations d’agrégation: la conjonction ou la disjonction. La conjonction est utilisée dans le cas ou l’on désire la satisfaction simultanée des deux critères (le “et” logique). C’est à dire que l’évaluation globale ne peut être meilleure que la plus mauvaise des évaluations partielles.
Exemple: agrégation du critère substrat et productivité. Si l’attitude du décideur implique la satisfaction simultanée des deux critères cela veut dire que si le substrat est moyennement favorable et la productivité est très favorable, le résultat de l’agrégation des deux critères sera le plus défavorable des deux, c’est à dire moyennement favorable.
La disjonction est utilisée dans les cas où des critères sont redondants (le “ou” logique). C’est à dire que l’évaluation globale sera égale à la meilleure des évaluations partielles. Exemple: agrégation du critère “qualité de l’eau” et “productivité”. Si l’attitude du décideur implique une redondance de ces deux critères cela veut dire que si la qualité de l’eau est moyenne est la productivité est très bonne, le résultat de l’agrégation sera le plus favorable des deux, c’est à dire “très bon”.
Une troisième attitude du décideur laisse de côté le tout ou rien pour introduire des nuances dans l’agrégation. Si les objectifs deviennent nuancés, le compromis entre les deux critères devient une des attitudes naturelles du décideur.
Le compromis se traduit par le fait que l’évaluation globale se situe à un niveau intermédiaire entre les évaluations partielles. En reprenant l’exemple de la qualité de l’eau et la productivité, si on a une qualité moyenne et une productivité excellente, le résultat sera, par exemple, “bon
Sur des ensembles flous on réalise ce type d’opération ensembliste à l’aide de deux familles d’opérations d’agrégation : les sommes symétriques et les médianes paramétrées.
Parmi les médianes paramétrées, on retrouve la moyenne harmonique \(\frac{2xy}{x+y}\),
la moyenne géométrique \(\sqrt{xy}\), la moyenne arithmétique \(\frac{x+y}{2}\), etc.
Les sommes symétriques sont du type : \(\sigma_0 = \frac{xy}{1 – x – y + 2xy}\) ,\(\sigma_+ = \frac{x + y – xy}{1 – x – y – 2xy}\) , etc.
Deux critères ont la même importance si la fonction d’agrégation est symétrique, c’est à dire si la réponse aux trois questions d’évaluation est la même si l’on inverse l’ordre des critères.
Dans ce cas, à partir des trois réponses (R1, R2, R3) on recherche l’opération d’agrégation dans la table suivante:

Importance et discrimination d’un critère
Il ne faut pas confondre l’importance inégale avec le seuil de discrimination d’un critère.
Par seuil de discrimination on entendra la relation entre l’intervalle correspondant à un critère et le domaine global de variation des valeurs.

Par exemple, si les profondeurs varient entre 0 et 30 m, fixer comme critère le nombre flou (4, 10, 20, 26) est moins sélectif que (11,12,14,15). On observe que, généralement, plus un objectif est jugé important par un décideur, plus il aura tendance à définir des supports et des noyaux étroits et au contraire, moins il juge important un critère plus il aura tendance à établir des bornes éloignées.
Ceci est une manière de traduire une certaine idée d’importance des critères, mais elle reste dans le domaine de ce que nous appelons des critères d’égale importance. Une autre forme très répandue pour exprimer l’importance inégale des critères est la pondération des objectifs on affecte un poids à chaque objectif et on intègre ce poids à l’opération d’agrégation. Cette méthode à l’inconvénient d’une part de ne pouvoir s’appliquer si on manipule autre chose que des nombres, et que l’évaluation à priori des poids est problématique.
B)Critères d’importance inégale.
La solution mise en place dans le plugin consiste à ajouter une quatrième question. Nous avons S1(E,A), S2(C,C), S3(C,A). On ajoute S4(A,E), c’est à dire la question symétrique à S1 comportant une proposition totalement compatible avec le critère C1 et une autre totalement incompatible avec le critère C2. Toutes les réponses formant un doublet S1,S4 (AA,BB,CC,DD,EE) renvoient au traitement de critères d’égale importance.
Lorsqu’un utilisateur définit une fonction d’agrégation floue à partir de réponses non symétriques (par exemple, certains critères jugés plus importants que d’autres, ou des combinaisons jugées atypiques), le plugin utilise une méthode d’approximation afin de générer automatiquement une fonction d’agrégation personnalisée.
La fonction generate_asymmetric_function(code)
:
- Points clés définis par l’utilisateur
- L’utilisateur choisit quatre valeurs d’agrégation correspondant à des situations de référence :
- (1, 0) : critère A totalement vrai, critère B totalement faux->vA1B0
- (0.5, 0.5) : les deux critères moyens->vA05B05
- (0.5, 1) : critère A moyen, critère B totalement vrai->vA05B1
- (0, 1) : critère A totalement faux, critère B totalement vrai->vA0B1
- Ces valeurs sont codées sous forme d’un code à 4 chiffres (chaque chiffre de 0 à 4 correspond à un degré de satisfaction entre 1.0 et 0.0).
- L’utilisateur choisit quatre valeurs d’agrégation correspondant à des situations de référence :
- Construction de la fonction floue
- Pour les quatre points clés, les valeurs sont affectées directement.
- Pour toutes les autres combinaisons
(x, y)
, la valeur est calculée par interpolation bilinéaire pondérée, à l’aide de la formule :
vA05B05⋅x⋅y+vA05B1⋅x⋅∣x−y∣+vA0B1⋅(1−x)⋅y - Cette formule permet d’obtenir une surface continue qui reste cohérente avec les points clés définis.
- Résultat
- La fonction retournée peut être appliquée à n’importe quelle paire
(x, y)
de valeurs floues. - Un dictionnaire de paramètres est également retourné, documentant le type, le code, les points clés et la formule d’approximation.
- La fonction retournée peut être appliquée à n’importe quelle paire
Méthode d’ajustement pour critères symétriques inhabituels
Les triplets présentés dans la table de fonction plus haut respectent les contraintes suivantes:
1) R3 >= max( R1,R2), l’évaluation d’une situation qui satisfait complètement le critère 2 et moyennement le critère 1 doit être au moins égale à la meilleure évaluation des deux autres situations (R1 et R2) dont l’une ne satisfait pas du tout le premier critère et l’autre satisfait que moyennement les deux critères;
2) R3 >= note C ou 0,5 , la satisfaction totale du deuxième critère ne peut faire chuter la satisfaction globale en dessous du niveau de satisfaction du premier critère.
Mais si cette logique est utilisée dans la plus grande partie des applications, il se peut qu’elle ne soit pas en accord dans des situations très particulières. Dans ce cas le plugin utilise la fonction generate_fuzzy_function(code)
pour générer automatiquement une fonction d’agrégation adaptée.
Un message d’avertissement signale que l’on se trouve sur une combinaison inhabituelle de réponses.
- Points clés définis par l’utilisateur
- L’utilisateur définit trois situations de référence, codées sur trois chiffres (de 0 à 4) représentant un degré d’agrégation compris entre 1.0 et 0.0 :
- (1, 0) ou (0, 1) : un critère totalement vrai, l’autre totalement faux.->v1
- (0.5, 0.5) : les deux critères moyens.->v2
- (0.5, 1) ou (1, 0.5) : un critère moyen, l’autre totalement vrai.->v3
- L’utilisateur définit trois situations de référence, codées sur trois chiffres (de 0 à 4) représentant un degré d’agrégation compris entre 1.0 et 0.0 :
- Construction de la fonction floue symétrique
- Les valeurs des trois points clés sont affectées directement selon le code fourni.
- Pour toutes les autres paires
(x, y)
, la valeur est estimée par interpolation continue avec la formule :
v2⋅x⋅y+v3⋅∣x−y∣ - La symétrie est respectée car la formule et les points clés sont identiques si on échange
x
ety
.
- Résultat
- La fonction retournée peut être appliquée à n’importe quelle paire
(x, y)
de valeurs floues. - Un dictionnaire de paramètres est également renvoyé, documentant le type, le code, les points clés et la formule d’approximation.
- La fonction retournée peut être appliquée à n’importe quelle paire
Conclusion et perspectives
L’intégration de la logique floue dans les SIG ouvre de nouvelles possibilités pour représenter la réalité géographique de manière plus nuancée. Avec FuzzyAttributes, l’utilisateur n’est plus limité à des seuils arbitraires ou à des approches binaires : il peut modéliser la gradation d’un phénomène, combiner plusieurs critères, et explorer des scénarios plus proches de la complexité du terrain.
Au-delà de l’analyse individuelle des critères, la fonction d’agrégation floue permet de synthétiser des informations hétérogènes, tout en tenant compte des priorités et des asymétries entre critères. Cela en fait un outil particulièrement pertinent pour des domaines comme l’aménagement du territoire, l’évaluation environnementale, ou la gestion des risques.
Les développements futurs du plugin pourraient inclure :
- l’ajout de nouvelles familles de fonctions floues et d’agrégation,
- des outils de visualisation plus interactifs des fonctions d’appartenance,
- l’intégration de méthodes d’optimisation pour ajuster automatiquement les paramètres,
- une meilleure compatibilité avec les traitements par lot et les modèles QGIS.
Ce plugin est et restera libre et ouvert : toute contribution est la bienvenue, qu’il s’agisse d’améliorations de code, de traductions, d’exemples d’utilisation ou de retours d’expérience.
En explorant ensemble ces approches, nous pourrons continuer à faire évoluer les SIG vers des outils capables de représenter la complexité, l’incertitude et les nuances du monde réel.